Monsieur Pierre-René Lemas : Acte I

Un énarque par hasard.

« C’est pourquoi j’ai ressenti le besoin de reprendre ma vie en main et j’ai passé, une première fois sans succès, les concours administratifs. C’est ensuite que j’ai été admis à l’ENA. »

Chers Lecteurs,

Dans la continuité du livre co-écrit avec César Armand, Dans l’ombre des Présidents, aux éditions Fayard, nous avons souhaité continuer notre série de rencontres autour des secrétaires généraux de la présidence de la République.

Dans un premier temps voici le portrait d’un haut fonctionnaire devenu énarque par hasard. Celui qui sera le 19ème secrétaire général de la présidence de la Vème République revient avec nous sur son parcours de jeune énarque et de préfet. Ses jeunes années passées dans les Cabinets ministériels de Messieurs Gaston Defferre et Pierre Joxe pour préparer la décentralisation seront formateur.

Je vous laisse découvrir ce nouveau portrait avec le président de France Active, ancien secrétaire général de l’Élysée, Monsieur Pierre-René Lemas !

 

Pierre-René Lemas, président de France Active
Monsieur Pierre-René LEMAS, président de France Active – © Jimmy Seng Tristao.

Compte-tenu des règles sanitaires que nous connaissons, la réalisation de ce portrait a été réalisé par visioconférence avec Messieurs César Armand et Pierre-René Lemas.

@romainbgb – 09/06/2020

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Biographie de Monsieur Pierre-René Lemas :

Officier de l’Ordre national du Mérite.

Officier de la Légion d’Honneur.

23/02/1951 : naissance à Alger (Algérie).

Diplôme de Droit public.

1974 : diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris.

1978-1980 : École nationale d’Administration – Promotion Voltaire.

1980-1981 : sous-préfet de la Dordogne.

1981-1983 : sous-préfet du Val-de-Marne.

1983-1984 : conseiller technique du ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation,

Gaston Defferre.

1984-1986 : conseiller technique du ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation,

Pierre Joxe.

1986-1988 : sous-directeur des départements d’Outre-Mer au ministère des

Départements et Territoires d’Outre-Mer.

1988-1989 : directeur du cabinet du secrétaire d’État chargé des Collectivités locales,

Jean-Michel Baylet.

1989-1992 : directeur général des collectivités locales (DGCL) au ministère de l’Intérieur.

1992-1994 : préfet de l’Aisne.

1994-1995 : adjoint au délégué à l’Aménagement du territoire et à l’Action régionale,

Pierre-Henri Paillet.

1995-1998 : directeur de l’habitat et de la construction au ministère du Logement.

1998-2000 : premier directeur général de l’urbanisme, de l’habitat et de la construction au ministère de l’Équipement.

2000-2003 : directeur général de l’administration au ministère de l’Intérieur.

2003-2006 : préfet de Corse, préfet de Corse du Sud.

2006-2007 : préfet de la région Lorraine, préfet de la Moselle.

2007-2008 : directeur des Journaux officiels.

2008-2011 : directeur général de Paris Habitat.

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A lire un portrait de vous dans Les Echos, on a l’impression que c’est presque par hasard que vous êtes devenu énarque…

« Ce n’est pas complètement faux… Après avoir été diplômé en droit et de Sciences-Po, j’ai fait quelques piges, inspiré par mon oncle journaliste. Quand mon épouse est tombée enceinte, c’est devenu compliqué de continuer ainsi. C’est pourquoi j’ai ressenti le besoin de reprendre ma vie en main et j’ai passé, une première fois sans succès, les concours administratifs. C’est ensuite que j’ai été admis à l’ENA. »

Comprenez-vous les critiques actuelles au sujet de l’ENA ?

« L’ENA a toujours été critiquée, alors que le monde entier s’est inspiré de cette école ! C’est une véritable formation pour les métiers de l’administration avec une vraie valeur ajoutée. Vous y apprenez comment fonctionne le pouvoir central, le monde des collectivités locales… La gestion d’une manifestation, de l’ordre public, et plus généralement le métier de préfet, cela ne s’improvise pas ! La formation est nécessaire pour bien administrer. A l’époque il y régnait un certain conformisme à la Raymond Barre. Je n’en suis pas Barriste pour autant ! »

Votre promotion Voltaire est célèbre pour avoir donné un président de la République, un secrétaire général de l’Élysée puis Premier ministre, des ministres, des grands patrons…

« J’étais marié et j’avais un bébé. Aussi étais-je considéré comme un vieux. Si, le soir, je rentrais directement chez moi sans sortir avec eux, je restais quand même copain avec eux. C’est dans le cadre du syndicat étudiant Carena, dont tout le monde voulait être le chef, que j’ai retrouvé François Hollande.

« En réalité, je garde surtout un excellent souvenir de mes stages : à Bruxelles d’abord pour l’axe des pays d’Afrique-Caraïbes-Pacifique, avant de connaître les trois-huit dans l’entreprise Procter & Gamble à Amiens. Je suis d’ailleurs resté en contact avec des personnes que j’ai connues à cette époque. Évidemment, je ne parle pas du Président ! » [Il éclate de rire]

Dans votre livre, vous définissez d’ailleurs le rôle du préfet dans son rapport avec le pouvoir central. Il est, écrivez-vous, toujours “dans une position ambiguë” à la fois représentant de l’Etat, mettant en oeuvre les directives du gouvernement, et avocat de son territoire adoption auprès des ministères. “Il n’a d’autre poids que celui de sa fonction, de son expérience et de son éloquence”, ajoutez-vous. Ne peut-il aussi jouer de son savoir/connaissance et de ses connaissances/relations ?

« Le préfet est à la fois le représentant de l’État sur le territoire et le représentant du gouvernement sur le terrain. Cela a été le métier le plus intéressant de ma carrière. Véritable nomade, il n’est jamais cloué à un endroit et peut faire plein de choses. A la fois ancré dans la vie locale, dans l’ordre des métiers de la vie civile, le préfet incarne symboliquement la représentation de l’État et le gouvernement, fusionnés sous la même casquette.

« Au cœur de l’appareil de l’État et de la collectivité territoriale, il fait remonter au pouvoir central les demandes locales. Il analyse la vie publique au prisme du ressenti des citoyens, des élus, des syndicats et des chefs d’entreprise locaux. Aussi se retrouve-t-il à prendre parti en devenant leur porte-parole au niveau de leur administration.

« Le préfet étant considéré comme neutre, car ne briguant pas de mandat, c’est un acteur de la vie locale en cohérence avec Paris. C’est dans cette concertation avec le terrain et cette intermédiation que se trouve une marge de manœuvre non-dite. Le plus intéressant dans le métier ! »

Ne finit-on par tomber dans un rapport affectif avec sa population ?

« Il faut en effet essayer d’apporter des réponses pratiques aux habitants, d’autant que j’ai toujours remarqué une grande ignorance voire une certaine condescendance des cabinets ministériels. »

Ne vous a-t-on pas accusé de sortir de votre rôle ?

« Sans doute. Les élus n’aiment pas beaucoup les préfets trop actifs. C’est vrai que je n’ai pas toujours demandé d’autorisation. »

2006-2007: Préfet de la région Lorraine, préfet de la Moselle.

« Je voudrais vous parler d’un exemple concret. La décision avait été prise d’ennoyer les mines après leur fermeture, malgré des conséquences sociales dramatiques localement. Quand de l’eau s’infiltre dans les galeries, le sol voire le bâti menace de s’effondrer. Dès lors, comment fait-on pour y vivre ? Les gens désemparés se tournent vers l’État, donc vers le préfet.

« Quand je me retrouve face à un conseiller technique du Premier ministre, Dominique de Villepin, pour défendre la situation du département face à l’administration, cela ne passionne pas beaucoup les cabinets. Si les grands élus – anciens ministres, président du conseil départemental – sont du même avis, le sujet est audible. En revanche, si ce n’est pas le cas, qu’est-ce qui vous reste ? La pédagogie, le réseau et la crédibilité de votre parole pour convaincre. »

2003-2006: Préfet de Corse, préfet de Corse du Sud.

« J’ai servi en Corse à une époque politique et économique compliquée. Pour beaucoup, la peinture sur les murs de slogan racistes à teneur islamophobe, illustrés dans son paroxysme avec un attentat à la bombe contre la Mosquée de Sartène n’était pas un sujet majeur.

« Je pensais que c’était grave pour la Corse elle-même. D’abord cela ne concerne qu’une minorité. Ensuite le continent accuse volontiers la Corse de tous les maux. Enfin la Corse ne supporte pas, à juste titre cette contre-image qu’on lui renvoie à travers des lieux communs sur l’île.

« C’est ainsi qu’est née la “Semaine de la fraternité”, une initiative de la préfecture sans autorisation du pouvoir politique. Tout le monde en a été informé. Il y a eu des affiches dans les écoles, les collèges et le lycées siglées Corsica Fraterna. Cet élan fraternel s’est poursuivi autour de concerts, de pièces de théâtre ou encore de repas autour de méchouis avec les acteurs locaux pour montrer que la Corse était solidaire et fraternelle. Cela a conduit à l’arrêt rapide des actes racistes. Ce fut un moment passionnant où une bonne partie de la société corse a adhéré mais pas toute la classe politique.

« Mais je n’ai aucun regret. Cela a été un beau moment de ma vie en Corse lorsque je me suis retrouvé dans cette salle des fêtes populaire de la ville d’Ajaccio où on chantait des chants Corses et la Marseillaise. »

N’avez-vous jamais songé à vous présenter à une élection ?

« Dans les années 1990, on m’a suggéré de me présenter aux élections municipales dans l’Aisne. Or, à la même période et à quelques mois près, j’y étais encore préfet. La loi interdisant de se présenter à une élection si vous avez exercé quelques temps plus tôt dans l’administration locale du territoire, ce fut plié !

« Je reste un acteur et pas un simple observateur qui côtoie la vie politique tous les côtés. Il n’en demeure pas moins que je regrette parfois cette expérience de l’élection. »

A défaut d’être élu, vous avez été un acteur public engagé sur le terrain. Dans cet esprit, considérez-vous qu’entrer en cabinet ministériel est une forme d’engagement politique ?

« Oui. Être conseiller même technique, c’est faire le choix d’adhérer à ce que pense votre ministre. C’est un choix politique que de sauter le pas en voulant entrer dans un cabinet. »

Comment d’ailleurs le ministre de l’Intérieur Gaston Defferre vous a-t-il recruté en 1983 vous le gaulliste de gauche qui avait “seulement” trois années d’expérience ?

«Gaston Defferre était alors un monument de l’histoire, une personnalité considérable, auteur de la loi sur l’autonomie outre-mer. Un jour, un camarade de Sciences-Po, le conseiller d’État Eric Giuily, m’appelle pour me dire que le ministre de l’Intérieur cherche un sous-préfet. Quand il me reçoit, il m’interroge sur ma vie à vingt-cinq ans. Je lui explique que je ne suis pas socialiste. Ce à quoi il me répond : “Cela ne vous dérange pas de travailler avec des socialistes ?” Je suis resté bluffé.

« Avec François Roussely, venu de la Cour des Comptes, nous formions un groupe de trois amis pour élaborer les grandes lois de la décentralisation. Moi-même j’avais une courte expérience de la vie locale, sortant de trois ans de postes de directeur de cabinet et de sous-préfet en Dordogne et dans le Val-de-Marne. C’est Defferre qui fait ce choix de s’appuyer sur des jeunes pour piloter la réforme. A l’époque, c’est considérable car il s’agit de faire passer la France jacobine à une France où les collectivités locales redeviennent libres.

« J’adhérais complètement à cette politique de la gauche. Il y avait une continuité avec le discours de Lyon du général de Gaulle de 1967 qui annonça lui-même la décentralisation… avant l’échec du référendum sur la régionalisation de 1969. C’est la passion d’une vie. “Ce métier est foutu !” me disent alors les préfets. “On t’attend avec des sabres et des baïonnettes lorsque tu reviendras en poste !” »

Pourquoi Pierre Joxe vous a-t-il gardé place Beauvau en 1984 alors que vous auriez pu suivre Gaston Defferre au ministère du Plan et de l’Aménagement du territoire ?

« Avec François Roussely, nous nous sommes posés à la question de ce qu’on faisait… Nous sommes au milieu du gué des réformes mais nous avons fait le choix de rester. Même si Defferre a boudé, nous savons que les vraies manettes de la réforme sont au ministère de l’intérieur.

« La décentralisation politique a ainsi été faite par étapes en supprimant d’abord les tutelles de l’État. Puis en donnant aux collectivités locales des compétences et donc des moyens c’est-à-dire des moyens financiers et des moyens en personnels. Un travail considérable de concertation et de dialogue. La structure même des collectivités locales était la question que l’on se posait et avec Pierre Joxe nous avons créé les communautés de communes. La mise en œuvre des réformes se fait toujours par l’amont, rien ne s’improvise. La gauche avait déjà la réforme de la décentralisation dans les cartons depuis dix ans. Et nous avons travaillé sur la coopération intercommunale dès 1986.

 « De même, F. Hollande travaillait déjà avant son élection sur les réformes de son quinquennat.

« Aujourd’hui encore je crois que l’avenir est à la décentralisation. »

Arrive la cohabitation en 1986 et vous devenez sous-directeur des départements d’Outre-Mer au ministère des Départements et Territoires d’Outre-Mer. Avez-vous participé à la campagne de réélection de François Mitterrand en 1988 ?

« Personne n’était dupe. Quand il me présentait à Jacques Chirac, mon ministre de tutelle, Bernard Pons, disait : “C’est mon sous-directeur de gauche”. C’est d’ailleurs moi qui ai rédigé en partie la loi qui porte son nom. Je n’ai en revanche pas vraiment participé à la campagne de réélection de François Mitterrand, ayant seulement fait parti d’un groupe de travail le soir. »

***

Merci à Monsieur César Armand pour notre collaboration amicale.

Merci à Monsieur Pierre-René Lemas pour sa disponibilité et sa liberté.

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